Neologismes, déviance maximale...

Néologismes, déviance maximale, réforme de l'orthographe,...
Quelles sont ces mafoutances ?

jeudi 11 octobre 2001 par Alfred LARGANGE
http://www.jenndoubout.org/article.php3?id_article=21

Présention des deux majors

D’un côté, "Edwa PIKAN", engagé de longue date dans l’action de proximité à travers ses mandats électifs, se plie avec humour et non sans bonne volonté à la graphie du Créole estampillée "GEREC-F" pour mieux torpiller ce qu’il perçoit comme des incohérences dans le positionnement de cette institution. De l’autre, Jean BERNABE, personnalité s’il en fut de notre intelligentsia (à laquelle appartient également Edwa PIKAN), réplique sur un ton glacial et cryogénise, dans un français implacablement académique, une "arrière garde en mal de repères" qui, selon lui, remettrait en cause la nécessité d’écrire le Créole.

Lieux communs et paradoxes

Nous sommes en terrain de connaissance. D’autres exemples (le ladja de paroles de CRUSOL et CONFIANT d’il y a quelques mois) ont illustré ces schémas classiques du débat intellectuel martinico-martiniquais, qui consistent à réinterpréter de façon décalée les positions de l’adversaire et à le décrédibiliser de façon plus ou moins personnelle pour mieux se dispenser d’argumenter sur le fond. Bien plus paradoxale est cette opposition entre l’illustration d’une part, et la défense, d’autre part, de notre langue Créole à l’écrit . Quand Monsieur BERNABE se décidera-t-il donc à écrire en Créole, en plus d’écrire, abondamment et brillament, sur le Créole ? Ladjé kò w Misyé Jan ! Ba nou y an Kréyòl !

Annou mété dé twa bagay ofilaplon

Misyé BERNABE, sé pa pas Léta vréyé an CAPES ba nou pou ou di konsa ki sé "l’an 1 de la décolonisation culturelle des Antilles" ! Le CAPES de Créole, diplôme respectable s’il en fut, est encore loin d’avoir voix au chapitre au même titre que l’engagement des artistes, travailleurs sociaux et simples citoyens des Antilles qui ont depuis des décennies ouvert à notre langue tous les champs de l’expression. Je parle d’expression, et non pas de rédaction administrative à coup de néologismes stériles. Et je dis et j’affirme que l’un des meilleurs livres de Patrick CHAMOISEAU est "Le Retour de Monsieur KOUTCHA". Mwen san fouté pa mal si ou di mwen ki banndésiné sé pa liv tout bon vré !

Monsieur CONFIANT, la création ex nihilo de néologismes abscons si ce n’est ridicules, ne constitue pas une stratégie valable d’enrichissement de notre langue. A la dernière page de votre dictionnaire, l’innénarable "LEPETIRK" se veut la version créole de "YATAGAN". Ki mafouti é sa ? Si ou té wè an boug té sòti Gwomòn pou rivé Dardanèl pandan ladjè 14-18, épi misyé té wè an janisè (sa sé té solda péyi Tirki) épi kalté zouti tala an lanmen y, lè i té ké rakonté nou sa, i té ké di nou : "Boug la té ni yan kalté modèl KOUTLA !". Parce que le yatagan est un sabre, et non une épée ? C’est vrai, mais très secondaire. Tout simplement parce que notre langue fonctionne pour une large part par analogies, métaphores et images.

Et s’il est nécessaire de l’enrichir pour lui garder ouvert les champs de l’expression de nos réalités, il ne sert à rien de la meubler ainsi avec ces mots en kit, ces mots CONFORAMA au rabais et sans panorama.

Parce que voyez-vous, le Créole est une langue poétique. Pipo disait à Philomène que le Créole est la langue de l’Amour (lequel, n’est-ce pas Carmen, est enfant de Bohème). Je dirais que comme l’Amour, donc au mépris des lois, le Créole est la langue de la poétique de la relation, ou que la relation créole est une langue poétique, ou encore que, belle Marquise de Bohème mwen sé lé mò pou an sèl zyé dou... Fout ! Le Créole est poétique !

Et ce n’est pas lui faire injure que de le dire, ni le réduire par cette qualification à l’expression de l’émotion ou de la connivence (encore qu’une étude de Marie-Christine HAZAEL-MAZIEUX détecte une telle tendance dans les romans se réclamant du mouvement de la Créolité - voir son article à l’adresse http://www.superdoc.com/iecf/Textes_online/Publi_encours/HomJones-MCHM.htm )

An lang ki poétik épi démokratik

Le Créole est poétique parce qu’il fait appel à l’imagination de celui qui parle comme de celui qui l’écoute en traçant des parralèles ente le discours tenu et le contexte dans lequel il est tenu, ou d’autres contextes que les interlocuteurs ont en commun. Une "langue agraire, [qui] n’a pas encore élaboré un large éventail de termes pouvant rendre compte de la modernité" dîtes-vous Monsieur BERNABE ? Est-ce bien sûr ? Les rapports du Créole avec la "modernité" (étrangement réduite par vous, me semble-t-il à l’atmosphère climatisée des sphères technocratiques, mais glissons...) sont-ils réellement si défavorables alors que la Créolité était portée au pinacle , il y a à peine plus de dix ans, comme la préfiguration du monde à venir ? Le Créole s’épanouit pourtant en milieu urbain, que ce soit à Saint-Pierre hier ou à Fort-de-France, Port-au-Prince, Miami ou Sarcelles aujourd’hui. Tant qu’à admettre qu’on ne peut lui préserver sa pureté "originelle" (qui serait bien paradoxale pour une langue fondamentalement bâtarde et qui s’assume comme telle), pourquoi ne pas reconnaître et valoriser les créations et les emprunts de ceux qui l’emploient au quotidien ? Les emprunts, ce sont ces mots espagnols ou anglosaxons qui font qu’un granité franchouillard devient sinobòl (snow ball) en Martinique et fresco en Haïti, ou encore que "Pa dig" nous est venu des îles voisines where they often tell you "Don’t dig about this, man".

Les Port-au-Princiens disent d’une station-service en rupture de stock qu’elle a "un chou". En effet, les pompistes signalent qu’ils n’ont plus de carburant à vendre en faisant un noeud au tuyau de leurs pompes, noeud qui évoque les "choux" que l’on fait pour discipliner les cheveux des petites filles. Poétique, n’est-ce pas ? Et surtout démocratique.

Parce que voyez-vous, le Créole est une langue démocratique. Ceux qui l’ont créée n’étaient ni universitaires, ni fonctionnaires. Simplement des femmes et des hommes d’origines diverses, colons ou esclaves, agriculteurs ou charpentiers de marine confrontés au même besoin d’ouvrir un espace de communication dans lequel mettre leurs conflits, leurs relations de pouvoir, leurs cauchemars et leurs rêves. Cette langue, nous l’avons reçue en partage et enrichie au fil de nos expériences de peuples caribéens, avec des choses bonnes à dire et d’autres meilleures à oublier, sans qu’elle constitue jamais, au sein de nos sociétés, un obstacle à franchir, un animal fougueux et prestigieux à maîtriser comme l’Autre Langue, "le Français de France, le Français Français". Le Créole n’est-il pas après tout une langue sans cahot, une langue sans désastre ?

Parlez-moi d’un désastre... Aujourd’hui, la stratégie du GEREC-F qui consiste à disqualifier la majorité des locuteurs actuels du Créole sous prétexte que la langue qu’ils parlent s’est trop "francisée", et qui voudrait dans le même balan mettre en place des instances en charge de son "aménagement" à coup de néologismes déviants et de syntaxe codifiée appelle de lourdes interrogations. Quel est l’enjeu politique de ces manipulations génétiques ? Pour quelles fins veut-on ainsi mettre le Créole en éprouvette et prédéterminer ses mutations ? Cette langue a jusqu’à présent, échappé aux enjeux de pouvoir. Pour combien de temps ?

Manipuler une langue est un acte politique

Parce que voyez-vous, toute manipulation volontariste d’une langue, qu’il s’agisse de sa diffusion, de son interdiction ou de sa modification, répond à un objectif politique. Imposer l’usage du Français pour les actes administratifs par l’ordonnance de Villers-Cotterêts a permis à l’appareil d’Etat d’initier, au sortir du Moyen-Age, un mouvement qui culminerait avec l’absolutisme de Louis XIV et dont le jacobinisme est l’héritier direct. Quatre siècles plus tard, le projet de simplification de l’orthographe, avec pour objectif de gommer en partie ce qu’elle peut avoir de disqualifiant pour ceux qui la maîtrisent mal, a suscité des débats passionnés conclus par l’idée que, faute de pouvoir imposer à tous cette graphie simplifiée, on risquait tout simplement de mettre davantage en relief les distinctions sociales à travers les usages. On pourrait encore citer le cas du Brésil qui, en réformant la graphie du Portugais a provoqué l’ire de Lisbonne mais est passé outre, en arguant de son indiscutable supériorité démographique.

Quelles sont dont les visées de la politique du GEREC-F en matière d’aménagement du Créole ? Et qui a donné mandat à ce groupe, indiscutablement compétent pour ce qui est de mener des recherches dans son domaine d’étude, pour entreprendre ces modifications sur un patrimoine qui nous est commun ?

S’agit-il de faciliter une ouverture vers les autres peuples créolophones de la Caraïbe ? La réforme de l’orthographe annoncée l’an dernier par Jean BERNABE (à laquelle je m’étais opposé dans ces colonnes, mais qui suis-je, n’est-ce pas, pour oser contester le "Maître" ?) annonce plutôt l’inverse, puisqu’elle prend le contrepied de la pratique en vigueur dans le principal pays à parler et à écrire le Créole, à savoir Haïti. En effet, il est question de supprimer l’accent grave sur certains E et O ouverts, et de remplacer le Y par un I dans certaines diftongues, alors que la graphie haïtienne a établi un usage systématique de l’un et de l’autre.

S’agit-il de promouvoir l’expression écrite d’une langue que nous avons en partage à l’oral ? Si cet objectif est proclamé, on observera le paradoxe qu’il y a à instituer comme manifestation pivot de cette promotion la dictée créole, un exercice piteusement mimétique au cours duquel est avant tout sanctionnée la conformité, pour ne pas dire le conformisme des participants, et non pas leur capacité à utiliser cet outil pour explorer de nouveaux champs de notre pensée et de notre identité. Sait-on suffisamment que Voltaire n’avait pour ainsi dire aucune orthographe ?

Mézanmi, lésé Kréyòl la woulé, lésé y koulé épi bay balan. Mé pa mété y adan pyès boutèy. Ki CAPES, ki CHANFLOR, ki EVIAN.


A bientôt si vous le voulez bien pour d’autres réflexions sur l’écriture du Créole.

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