Matrice et Colonialite

Matrice & Colonialité
mercredi 21 mai 2003 par Alfred LARGANGE
http://www.jenndoubout.org/article.php3?id_article=144

ATTENTION : SPOILER ALERT ! Quelques informations révèlent l’intrigue du film dans cet article. A ne lire que si vous l’avez-vu, ou après l’avoir vu si vous voulez le voir !

- Souvenirs du premier épisode, en 1999

MATRIX était à sa sortie le film idéal pour informaticien frustré, pour nerd passant sa vie devant un écran d’ordinateur en y cherchant le sens de la vie, avec l’intime conviction que l’informatique et les NTIC allaient changer le monde... Des images de synthèses bluffantes (le bullet time), des effets spéciaux super cool, une supä-choupette en combinaison moulante, des gunfights d’anthologie (qui n’a jamais rêvé d’arroser le hall d’accueil de l’immeuble de son boulot à la Kalachnikov ou au MK5 ?), le produit correspondait à des désirs ... calibrés.

Quatre ans plus tard, les choses ont bien changé. Yahoo et Amazon ne surfent plus sur la vague de la nouvelle économie. Le E-krach est passé par là, la E-dépression aussi pour eaucoup qui ont perdu leur job, leurs stock-options et leurs illusions de grandeur dans la débacle de la Nouvelle Economie.

Bienvenue dans le désert de la réalité ! La vraie vie, c’est un vaisseau grinçant et rouillé où le E-toloman de la Matrice est remplacé par une fade bouillie protéinée enrichie de sels minéraux. Non, frère informaticien, cette foutue planète n’est pas un programme informatique que l’on peut hacker à volonté.

La négritude de Morpheus et de ses deux membres d’équipages nées à Zion, opposés à la "blancheur" aseptisée de la Matrice et de ses agents (Mr SMITH et ses collègues, chasseurs de rebelles), faisait résonner ce premier épisode comme une référence à l’histoire du peuple afro-américain, et l’épopée des personnages principaux comme un cyber-marronage. Dans le même ordre de référence, la vision hallucinante des "plantations" de foetus récoltés par des araignées gigantesques faisait surgir dans l’inconscient des spectateurs celle des champs de cotons.

La Matrice comme métaphore du système plantationnaire donc. La Matrice et les machines qui la gouvernent comme un système inique aspirant l’énergie des hommes et femmes courbés sur des illusions de vies auxquelles ils cherchent un sens véritable. La Matrice, critique de la société industrialisée comme métaphore du monde de l’esclavage, le message apparaîssait alors comme subversif... surtout, comble de l’ironie, pour une superproduction hollywoodienne.

- "High on like a Lion in ZION"

Le combat de Morpheus et de ses compagnons prend de l’ampleur dans le second épisode, de même que la profondeur des métaphores tressées par les scénaristes et réalisateurs.

Les marrons cybernétiques de Zion, majoritairement Nègres ou métissés, libèrent en nombre leurs pairs endormis dans l’esclavage de la Matrice, (Morpheus = Makandal, roi de l’évasion) et, menacés par l’arrivée imminente des pieuvres mécaniques de la Matrice, célèbre leur vie et leur liberté au son du tambour, après le discours de Morphéus.

Bienvenue donc à ZION, la dernière cité de l’humanité libre, quilombo souterrain enterré sous des kilomètres de roche, cernée par les machines qui veulent l’anéantir. La population de ZION est nègre pour l’essentiel et danse au son du tambour. De magnifiques scènes de liesse collective lors d’une fête de célébration de la vie, au retour de mission de Morpheus. (la scène est entrecoupée avec un moment intime de Neo et Trinity pour renforcer le message).

Il ne s’agit pas d’insouciance, mais d’une célébration de la résistance séculaire de ZION, dont la vie est jour après jour une victoire contre la Mort symbolisée par la Matrice.

On apprend progressivement (s’acrocher pendant les interludes philosophiques) que ce sont les humains qui ont construit la première matrice, et qu’ils se sont branchés sur elle pour se réfugier dans l’environnement confortable* de son interface afin d’échapper à la réalité d’une planète devenue invivable suite à un désastre écologique. C’est ensuite la Matrice qui s’est animée de sa propre vie cybernétique pour asservir ses créateurs pour assurer sa propre survie. Métaphore du monde industrialisé et de l’asservissement qu’il provoque.

* des villes bien dessinées, bien desservies, pas de basanés dans les rues... mis à part Morpheus et l’Oracle.

- La métaphore est limpide : La Matrice c’est Babylone, et ZION est son antithèse

ZION est un monde alternatif frugal, rebelle et sensuel, véritablement vivant, dont la liberté s’inscrit contre l’asservissement de la technologie et de la richesse. Et ce même si, paradoxalement, dans les sous-sols, quelques machines tournent pour garantir la survie de la population (énergie, eau potable, atmosphère).

Avec ce deuxième épisode, la trilogie MATRIX développe une analyse du monde contemporain tel qu’il a été créé par les derniers siècles d’histoire humaine.

Au delà d’un hommage aux classes opprimées de la société américaine, la composition ethnique de la population de ZION interroge la société états-unienne actuelle : on peut en effet imaginer que les ancêtres des habitants de ZION étaient les laissés pour compte des ghettos urbains étatsuniens, et qu’ils n’ont jamais eu les moyens de se connecter à la première Matrice (résidence de luxe pour les classes privilégiées ?).

Le scénario de la trilogie et son sub-texte pose donc un discours radical sur la polarisation raciale et sociale de la société américaine et sa colonialité résiduelle. La présence au sein du casting du philosophe afro-américain Cornel WEST universitaire afro-américain prestigieux qui joue le rôle d’un membre du très multi-racial Haut Conseil de ZION, valide cette analyse, et la subversivité du message de la trilogie des frères WASHOWSKY.

- La subversion comme "plus produit" hollywoodien ?

Une subversivité relativement surprenante dans la mesure où elle prend place dans une superproduction hollywoodienne, produite à coups de millions de dollars par la "Matrice" de l’industrie du show business états-uniens, dont les prétentions globales sur les rêves de la planète Terre sont connues de longue date. Reste à voir dans quelle mesure ce qui apparaît comme subversion n’est qu’un argument Marketing, comme cela a été le cas dans le passé, malgré les dénégations de cinéastes alors controversés : Voir "Natural Born Killers" que Oliver STONE présentait comme une "critique des médias affamés de sensationnalisme" et "Menace II Society" des frères Hugues, qui semblait plus valider que critiquer la culture "gangsta", et titait profit d’une mise en spectacle de la violence des ghettos californiens.

A priori, les héros de MATRIX l’emporteront à la fin de la trilogie. C’est évident quand Neo, refusant de suivre le chemin indiqué par l’Architecte, arrive à sauver Trinity (rappel du premier épisode qui laisse l’impression que MATRIX est peut-être, avant tout, une trilogie sur la force invincible de l’Amour). Les héros l’emporteront donc à la fin, mais peut-être pas tous (Link est, selon moi, un candidat probable au trépas glorieux dans le troisième épisode). Mais dans quel cadre vont-ils gagner leur combat ? Dans la Matrice, hors de la Matrice et dans le monde réel ? Dans une autre Matrice ?

La fin du deuxième épisode pose en effet quelques interrogations sur la duplicité de la Matrice : Les pouvoirs que l’Elu a développés dans son sein se révèlent réels dans le monde réel (il neutralise les pieuvres mécaniques d’un geste, après avoir abandonné le vaisseau de Morpheus).

De quoi s’interroger sur les pouvoirs (technologie, langage, savoir, richesse...) que nous a donnés la Matrice dans laquelle nous vivons, et sur leur finalité. Le développement sur la liberté et la causalité, offert par Merovingian, instille une once de doute à ce niveau d’analyse, au bénéfice du suspens, peut-être.

- Le désert du réel

Le titre du troisième et dernier épisode de la trilogie, attendu en Novembre 2003, "THE MATRIX, REVOLUTIONS" permet d’augurer la poursuite du discours politique qui semble entamé par les frères WASHOWSKY. Le silence des deux réalisateurs, qui n’accorderont d’entretiens qu’à la sortie du troisième épisode, peut participer d’une stratégie marketing, ou d’une tactique politique. Nous voila en tous cas accrochés.

Il apparaît en fait que l’establishment hollywoodien, si la subversivité du message politique des trois films ne remet pas en cause son existence et ses profits (colossaux après les deux premiers épisodes), peut peut-être s’accomoder d’un discours de rupture comme celui que l’on tend à distinguer dans les deux premiers épisodes. L’exemple d’autres cinéastes états-uniens dits "subversifs" (voir plus haut) valide ce qui semble être une règle de l’industrie médiatique états-unienne. Seul Spike LEE semble pour le moment échapper à cette logique, et met en place des stratégies de survie apparaissant comme de la compromission ("Summer of Sam", "24th Hour"). Les difficultés qu’il a connues pour monter MALCOLM X, et le fait qu’on ne lui a pas laissé tourner la biographie de MUHAMMAD ALI avec Will SMITH, prouvent que Spike LEE n’a pas la confiance de l’establishment médiatique. La règle de Hollywood est connue de tous : passez la barre des 100 millions de dollars au box-office, et vous pouvez tourner ce que vous voulez.

Dans MATRIX, l’Elu et les pouvoirs qu’il développe, tout comme son parcours de rebellion, font en fait partie de la logique de renouvellement de la Matrice. Parallèle avec les élites nationalistes du Tiers Monde, devenues après les indépendances facteurs d’une colonialité qu’ils n’ont pas su remettre en cause (Relire La Tragédie du Roi Christophe et l’essai Toussaint LOUVERTURE d’Aimé CESAIRE).

- Love under fire ?

Le pire serait peut-être qu’au terme de la trilogie, MATRIX se révèle non comme un manifeste philosophique et politique, mais comme un film d’amour (Neo a en effet refusé son destin et la logique de la Matrice, non pour des raisons politiques, mais uniquement pour sauver Trinity). Le film plus romantique le plus explosif de tous les temps, en tous cas. "Autant en emporte le vent", "Mission Impossible II" et "Le hussard sur le toit" (pour lequel Keanu REEVES était pressenti) annihilés, enfoncés, vitrifiés !

Bienvenue dans le désert du réel...

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