mardi 23 avril 2002 par Alfred LARGANGE
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L’Histoire comme première solidarité
A l’origine de notre Histoire officielle, on trouve le projet d’un navigateur génois, Christophe Colomb, mandaté par la Reine d’Espagne, Isabelle la Catholique, pour tenter de rejoindre l’Asie en traversant l’Atlantique. La brève confusion qui a suivi l’arrivée des caravelles espagnoles dans les Bahamas, puis sur l’île d’Hispaniola, se retrouve aujourd’hui dans la dénomination anglaise des Antilles : West Indies, les ’Indes Occidentales’. Cette ’découverte’, rebaptisée depuis ’Rencontre des Deux Mondes’, a déterminé des deux côtés de l’Atlantique une véritable révolution. Les revenus tirés des mines d’or, puis de la mise en valeur agricole des pays de la Caraïbe ont été déterminants pour le développement économique de l’Europe, prélude à la Révolution Industrielle. Du côté caribéen, le génocide des populations amérindiennes, l’émigration européenne et la Traite des Africains ont en quelques décennies complètement redessiné la carte humaine, tandis que le cadre écologique subissait de plein fouet l’urbanisation et surtout l’implantation à grande échelle des cultures de rente : tabac, indigo, et bien entendu, canne à sucre. Dans le sillage de la colonisation espagnole, les autres puissances européennes n’ont pas tardé à réclamer leur part des nouveaux territoires. Royaume-e-Uni, France, Pays-Bas, Danemark se sont progressivement implantés dans la Caraïbe, se disputant les îles les plus rentables.
Des sociétés nées dans la douleur...
Les populations caribéennes résultent aujourd’hui de la combinaison des peuples qui ont pris part, de gré ou de force, à ce processus. Aux vestiges amérindiens (Taïnos au Nord, Caraïbes au Sud) se sont ajoutés les éléments européens, le flot des captifs africains puis, à la fin du XIXème siècle, une immigration hindoue ou chinoise dans certaines îles (Trinidad et Tobago ; Guadeloupe, Martinique, mais aussi Cuba et quelques autres). A la fin du XIXème et au cours du XXème siècle, enfin, des communautés arabes, essentiellement syro-libanaises, se sont implantées dans certains pays, se consacrant notamment au commerce. Les populations caribéennes actuelles tiennent autant du melting pot que de la mosaïque. Melting pot parce que les pays de la Caraïbe ont indiscutablement été des creusets ethniques, des lieux d’intense métissage racial et culturel. Les mélanges se sont faits partout, dans des proportions variées, au gré des stratégies choisies ou subies par les différentes communautés. Mosaïque, parce que partout ces mélanges se sont faits dans un contexte de racisme découlant du système esclavagiste et de ses justifications. Partout, , même dans les pays qui ont fait du progrès social et culturel un de leurs objectifs majeurs, les préjugés raciaux demeurent et continuent à influencer les comportements sociaux des Caribéens. Cependant, ces discriminations coexistent avec de puissantes dynamiques de fusion ethnique.
... aujourd’hui porteuses d’un message universel
Malgré ce lourd héritage, les peuples de la Caraïbe ont développé des formes culturelles marques marquées par la volonté de résistance à l’oppression et la nécessité de manifester solidarité et sentiment communautaire. C’est sans doute ce qui fait qu’aujourd’hui, les cultures populaires caribéennes séduisent les publics du monde entier. L’exemple le plus frappant est bien sûr celui des musiques, riches, de par leur héritage africain, de valeurs de convivialité et de communion par le rythme. La vogue des musiques afro-cubaines dans les années 50, alors que Cuba était l’Eldorado touristique des Etats-Unis, et celle aujourd’hui de la salsa, du zouk, de la socca, sont cependant moins significatives que l’audience planétaire qu’ont pu avoir le reggae jamaïcain et son prophète, Bob Marley. Cette musique, venue du Tiers Monde, a su se faire une place sur les ondes en véhiculant sans complexes un discours politique anti-impérialiste, ainsi qu’une spiritualité opposée aux mirages consuméristes de ’Babylone’. Elle a sonné, au cours des années 70 et 80, comme un message d’affirmation de la dignité des peuples en quête de justice et de liberté, témoignant de ce que l’expression artistique caribéenne a su tirer parti de la diversité et du caractère extrême des expériences humaines de cette petite région du monde pour atteindre une valeur universelle. Dans le domaine littéraire, plusieurs écrivains caribéens ont également atteint cette dimension universelle, soit qu’ils aient choisi de s’abstraire de leur cadre d’origine, soit qu’ils l’aient sublimé, soit encore qu’ils s’y soient attachés jusqu’à lui faire exprimer, à travers ses particularités, l’essence de la condition humaine. Les noms d’Alejo Carpentier, d’Aimé Césaire, de Saint-John Perse, d’Edouard Glissant, , de V.S. Naipaul, de Jacques Roumain, de Derek Walcott ou d’autres encore témoigngnent d’un dynamisme sans commune mesure avec l’exiguïté des territoires caribéens ou la faiblesse de leurs populations.
Le défi des réseaux mondiaux
Les cultures caribéennes, nées du choc souvent violent des influences de tous les continents, sont aujourd’hui confrontées à un véritable défi. Alors qu’elles ont réussi à se développer dans un contexte de domination coloniale, porteur d’assimilation et d’aliénation, elles doivent faire face aux nouvelles logiques de l’économie globale. Le développement des moyens de communication et des activités liées aux loisirs (télévision, radio, cinéma, presse écrite, industrie du disque ou de l’informatique) constitue une opportunité sans précédent pour la diffusion des produits caribéens, mais ces derniers doivent composer avec les grands circuits de l’information et du divertissement, contrôlés par des multinationales issues des pays industrialisés. Si les vidéo-clips de raggamuffin jamaïcains ou les romans des auteurs martiniquais atteignent le public mondial, c’est bien souvent en se pliant aux impératifs de marketing et aux choix arbitraires des responsables de la télévision par câble ou des majors du disque ou de l’édition, qui filtrent la production culturelle caribéenne pour en diffuser ce qu’ils estiment le plus ’représentatatif’ et en tout cas le plus vendeur. Pour accéder au public et à une juste rémunération de leur travail, les artistes sont donc parfois obligés de se compromettre avec des œuvres que l’on pourrait qualifier de ’doudouistes’.
Des populations en danger d’aliénation ?
La problématique ne s’arrête pas là. En effet, les populations caribéennes constituent également des marchés pour les multinationales de l’édition et les réseaux planétaires, qui déversent sur les peuples des images, des valeurs et des références qui répondent aux impératifs commerciaux. On peut prendre comme exemple les sit com télévisés mettant en scène des personnages afro-américains, auxquels les Caribéens peuvent s’identifier, sans que les situations et les problèmes représentés ne correspondent nécessairement à la réalité caribéenne, ni d’ailleurs souvent au message que les Afro-Américains auraient souhaité communiquer s’ils avaient eu la maîtrise des médias grand public ! Communiquant avec le monde à travers des mass media qu’ils ne maîtrisent pas, et soumis en retour à des flux culturels qui ne prennent pas en compte leurs réalités et leurs aspirations, les peuples de la Caraïbe ont fort à faire pour continuer à exprimer leur quotidien et leurs rêves à travers des créations et des pratiques qui restent pourtant dynamiques.
Entre assimilation créative, relecture décalée et reproduction servile, les cultures de la Caraïbe sont confrontées à de nouveaux défis, à la mesure des cataclysmes humains dont elles sont issues.
Extrait de La Martinique en Interface - Pour une politique de coopération avec la Caraïbe (publié en 1999)
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