Rosanne AUGUSTE
Mis en ligne le 4 juillet 2005.
Interview d’une fanm doubout - (Haïti, Juin-Juillet 1998)
Infirmière de formation, travailleuse sociale, Rosanne AUGUSTE a fondé à
Port-au-Prince une clinique de santé communanutaire pour les femmes
(Klinik Sante Fanm), installée dans le quartier populaire de
Carrefour-Feuilles.
Cette structure est soutenue par l’association APROSIFA (Association
pour la Promotion de la Santé Intégrale de la Famille).
Son engagement depuis de longues années dans l’amélioration des
conditions sanitaires et sociales de la population haïtienne, y compris
aux heures sombres du Coup d’Etat de 1991, lui a valu de recevoir
plusieurs prix iternationaux.
- Rosanne, merci beaucoup pour cet entretien. D’abord, est-ce que tu
peux nous présenter brièvement ton itinéraire de femme haïtienne, tout
le chemin parcouru depuis ta vie de petite fille jusqu’à ta vie actuelle
de militante ?
Je suis née d’une famille haïtienne. J’ai grandi dans ma ville natale à
Jérémie, où j’ai fait mes études primaires et secondaires. Cette
philosophie de la vie qui est la mienne maintenant, je l’ai acquise dès
mon enfance, au sein de ma famille. J’ai eu un père très critique par
rapport à la société. Il était professeur de Lettres et de Sciences
Sociales. J’ai eu aussi une mère très combative. Elle était infirmière
et sage-femme. J’ai hérité d’elle son dynamisme et sa perspicacité,
comme professionnelle engagée aux côtés de la population démunie. J’ai
donc suivi un peu les traces de mes parents, et ça m’a conduit vers
cette vie de militantisme.
J’ai laissé Jérémie autour de l’année 1982. J’ai fait une petite
transition en Amérique du Nord, pour retourner ensuite en Haïti, car je
n’ai jamais voulu vivre en terre étrangère. De retour en Haïti, j’ai
fait mes études à l’Ecole des Infirmières de Port-au-Prince, et c’est là
que j ’ai commencé à m’affirmer vraiment comme militante. C’était la
période de la mouvance démocratique, au départ des Duvalier, et il
fallait remettre en question toutes les structures... C’est à l’école
que j’ai initié ce que j’appellerai des sensibilités organisationnelles,
qui ont amené la création d’une association dont j’ai été la présidente.
Cette association a intégré la Fédération Nationale des Etudiants
Haïtiens. Ceci a provoqué un éclatement au sein de l’école, toute une
remise en question de l’école même. Par rapport à tout ça, j’ai été mise
à la porte, parce que soi-disant j’étais la meneuse. Ca a provoqué toute
une histoire ! Voilà ce qui m’a conduit sur le chemin du militantisme,
comme militante ouverte.
Après l’Ecole des Infirmières, j’ai continué à lutter au sein du
Syndicat du Personnel Infirmier jusqu’en 1992, pendant le Coup d’Etat.
Comme infirmière, j’ai toujours privilégié l’approche de terrain, j’ai
toujours voulu suivre des démarches proches de la communauté, plutôt que
de suivre les traces hospitalières. Cela aussi a alimenté mon travail de
militante, et c’est ce qui m’a amené à fonder une clinique humanitaire,
la Klinik Sante Fanm, appuyée par l’APROSIFA. Je continue jusqu’à
présent à travailler, à remettre en question la problématique sociale en
général, surtout la problématique de santé, et je milite aussi dans des
espaces de réflexion, par rapport à la problématique sociale... Voilà,
si je peux la résumer ainsi, mon histoire de militante.
- Qu’est-ce ça signifie pour toi, être une femme en Haïti, à l’heure
actuelle ? Les difficultés, les joies, les évolutions que tu as pu voir
depuis ton enfance ?
J’ai dû apprendre à me battre contre les agressions de cette société. En
tant que femme, j’ai subi pas mal d’agressions, des agressions
psychologiques surtout. J’ai dû faire face à toutes sortes de
difficultés, mais j’ai pu les surmonter car j’ai été préparée au sein de
ma famille. Et puis, au cours de mon cheminement, j’ai appris pas mal de
choses, j’ai ramassé des outils pour me permettre de résister.
En ce qui concerne la problématique sexiste, aucune femme n’est à l’abri
de la situation de pouvoir, de ce pouvoir-là que la société transfère
aux hommes pour alimenter et maintenir le statu quo. Surtout quand on
milite comme femme, on est beaucoup plus ciblée que les autres femmes,
on est ciblée par les agresseurs.
En Haïti , en plus de ces problèmes-là, il y a la complexité de la
problématique sociale. En tant que militante, je dois à la fois
revendiquer contre les agressions spécifiques faites aux femmes, et lier
ces agressions à la logique du système, qui envisage d’exploiter
beaucoup plus les femmes, à travers l’hégémonie masculine. Arriver à
concilier la lutte pour la libération des femmes et la lutte des classes
est très difficile. Cela pose beaucoup de problèmes, tant au niveau de
la mouvance organisationnelle globale, qu’au niveau de la mouvance
organisationnelle des femmes.
Cependant, on arrive peu à peu à poser timidement les problèmes des
droits des femmes. Il y a des organisations de femmes qui arrivent à
initier des activités de sensibilisation autour de cette problématique.
Mais pour répondre essentiellement à la première partie de ta question,
être femme en Haïti, ça veut dire beaucoup de choses : ça veut dire
qu’on doit se battre contre la problématique sexiste, ça veut dire qu’on
doit se battre contre la situation socio-économique qui engendre pas mal
de problèmes, contre le non-respect des droits fondamentaux de la
personne humaine, le non-respect du droit à la santé, à l’éducation , à
un logement, à l’alimentation, le non-existant ... Je veux dire le
non-existant de la sécurité affective. Cette composante-là n’existe pas
pour les femmes en Haïti. Alors même qu’une femme a un compagnon, cela
ne veut pas dire que cette femme soit sécurisée affectivement, parce que
la logique même de la société ne permet pas à cet homme-là d’assurer une
sécurité affective à la femme, c’est tout à fait compliqué.
En tant que femme, on est soumise à la reproduction, c’est nous qui
faisons les enfants, qui devons les allaiter et nous en occuper à la
maison... Par rapport à la logique de la société, par rapport aux lois
de la nature, c’est nous qui devons assumer tout ça, accoucher,
allaiter, etc., et ça complique notre situation par rapport à cette
carence affective, cette absence de sécurité sociale et de sécurité
affective.
Moi, en tant que femme petite-bourgeoise, je dois te dire que ces
problèmes ne se posent pas pour moi de la même façon que pour l’ensemble
des femmes de la masse. La manière dont les problèmes se posent pour les
femmes dans les bidonvilles, ou dans les coins reculés des campagnes,
n’est pas la même que pour une femme petite-bourgeoise qui vit en milieu
urbain, qui a accès quand même à l’éducation pour ses enfants, qui a
accès à l’alimentation, etc.
Je peux quand même parler par rapport à mes activités d’intervention
sociale, où je frôle presque quotidiennement la situation de ces
femmes-là, mais je ne peux pas prétendre que je vais essayer de montrer
leur situation de la même manière qu’elles l’auraient fait.
Je sais qu’être femme au niveau de la masse en Haïti, pour les femmes
dans les bidonvilles, celles qui occupent le secteur informel, cela veut
dire vivre parfois sans abri, vivre dans des conditions infra-humaines.
On n’a pas accès à la santé, on n’a pas accès à l’éducation, on n’a pas
le droit à l’affection, et c’est comme si être femme dans ces quartiers
pauvres-là, dans les coins ruraux les plus reculés, ça veut dire que les
seuls droits qu’on ait , c’est le droit à la faim, à la maladie, aux
problèmes. C’est ça être femme en Haïti.
Etre femme en Haïti, c’est courir le risque d’attraper le virus du SIDA,
c’est frôler la prostitution parce qu’il n’y a pas de responsabilité de
l’Etat dans ce pays, avec une politique sociale pour sécuriser les
femmes. Etre femme en Haïti , c’est prendre le risque d’être bastonnée
par les hommes. On est là pour être harcelées, dans toutes les stations
de radio par les publicités. C’est ça surtout, être femme en Haïti.
Etre femme, c’est aussi faire le jeu des grossistes : dans les marchés,
les marchandes sont là sur les fatras (tas d’immondices) à vendre les
produits des grossistes. Il faut vendre les produits usagés déversés par
les Etats-Unis, les pèpè ... C’est tout ça être femme en Haïti, alors
c’est compliqué, c’est difficile. Et on a réduit les femmes justement à
être des revendeuses, des prostituées...
- Si j’essaye de résumer ton analyse, je vois que tu penses que la
lutte des femmes doit s’intégrer dans la lutte plus globale pour le
changement social. Est-ce que cette lutte a amené des évolutions au
niveau des acquis des femmes. Y-a-t-il progrès ou stagnation ?
Je pense qu’on ne peut pas tirer que des résultats négatifs par rapport
au processus de lutte du peuple haïtien. Pour ce qui a trait par exemple
au départ des Duvalier, c’est vrai qu’il n’y a pas eu de changement de
système, il y a eu un ’déménagement’ de gouvernement, un ’déménagement’
qui a permis en quelque sorte l’émergence organisationnelle à plusieurs
niveaux, au niveau estudiantin, au niveau des mouvements féministes, et
au niveau des groupements de base.
Je pense que cela a permis de susciter des esprits critiques chez les
femmes en général.
Peut-être que des choses qui se passaient avant avec les femmes, on peut
maintenant en parler. Il y a un certain progrès, on peut poser les
problèmes à travers des émissions de radio, mais en même temps il ne
faut pas s’illusionner, on n’est pas arrivé à un mouvement de femmes
assez structuré. C’est lié à la faiblesse organisationnelle. C’est lié
aussi au type d’organisations. Il y a eu surtout des campagnes de
sensibilisation, de propagande, mais peut-être qu’il n’y a pas eu assez
de consistance au niveau organisationnel, pour amener la vraie base à
prendre ses responsabilités, et comme résultat on est arrivé à des types
de mouvements populistes au lieu d’avoir des mouvements structurés
capables de changer la situation.
Je pense qu’il y a quand même des effets positifs, mais pour avancer
dans la lutte, il nous faut tirer le bilan, l’analyser pour avoir
d’autres démarches, surtout au niveau du type d’animation à la base.
Est-ce que les modèles d’animation qu’on avait depuis le début de ces
tentatives organisationnelles correspondent aux réalités
socio-anthropologiques des gens ? Il y a pas mal de débats à faire pour
avancer dans la lutte.
- Parlons donc d’avenir ! Si tu penses à ta fille, ou à la prochaine
génération de femmes, quels seraient pour toi les changements
prioritaires pour les femmes haïtiennes ?
C’est là que je te dis qu’il faut tirer les bilans et les analyser. Moi
je pense qu’être militante ne veut pas dire qu’on va exercer cette
militance simplement dans une réunion d’organisation. Etre militante ça
veut dire que chaque jour il faut se battre contre toutes les agressions
de la société, les séquelles de l’ancien régime. Moi j’ai une fille, et
depuis la période foetale, j’essaye de transférer à cette enfant-là des
courants, des fluides lui permettant d’avoir un esprit tout-à-fait
ouvert. Ce n’est pas une question de ’dresser’ l’enfant à ta manière,
mais plutôt de l’amener à identifier de par elle-même les aspects
hypocrites, les aspects dangereux de cette société, afin qu’elle
apprenne à se battre. Ma fille a 7 ans, et elle arrive à faire la
décantation entre les choses prioritaires et les choses qui sont moins
utiles, à faire la décantation par rapport à l’agression de la société
de consommation : on ne va pas dans un supermarché pour acheter des
futilités (des tonnes de chocolat, des habits qu’on voit à la télé), on
va dans un supermarché pour acheter de la nourriture, et de la bonne
nourriture pour protéger sa santé.
Je n’ai pas seulement une fille, j’ai aussi un garçon, et je discute un
peu avec mon gars pour lui dire ce que projette la société par rapport
au façonnement, à la formation d’un homme, et que c’est quelque chose
qui le fera souffrir demain, et qui va faire souffrir des femmes, et
qu’il doit avoir un peu de recul par rapport à tout ça.
Mais on ne peut pas échapper à la complexité agressive de la société. On
n’a pas d’écoles adaptées aux réalités de notre pays, on a des écoles
programmées par la France, par les Etats-Unis, avec des adaptations
déformées. Si je prends un exemple, pour mon fils, tout son programme de
grammaire est basé sur des exemples de la réalité française ; alors il
faut composer avec tout ça, et en même temps il faut se battre pour
arriver à faire une adaptation en tant que mère militante. C’est très
difficile de se battre contre ces agressions, qui ne sont pas des
agressions ouvertes, mais des agressions sous-entendues : petit à petit,
avec l’éducation scolaire, on arrive à façonner votre fils, votre fille,
et en sortant de l’école l’enfant arrive à vous débiter des choses qui
ne correspondent pas aux réalités du pays. (...)
Nous les pays du Sud, nous n’avons pas la capacité, par rapport aux
agressions du Nord, de créer nos propres outils, nous sommes bien
obligés d’utiliser les outils du Nord, et c’est avec ces outils là qu’on
arrive à nous aliéner, à nous complexer. C’est toute une lutte contre
une mentalité coloniale. Petit à petit, et avec toutes nos limites ,
nous arrive cependant à initier notre propre vision des choses !
- Pour terminer, est-ce que tu peux me dire quelle femme est ou a pu
être pour toi un exemple, un modèle ? Une femme que tu admires, ici ou
ailleurs, en Haïti, dans le monde...
Tu vois c’est difficile de répondre à une telle question parce que moi,
je prends de plus en plus de distance par rapport au charisme, je me
méfie beaucoup des personnalités charismatiques. Cependant j’ai beaucoup
apprécié l’histoire d’Alexandra KOLLONTAI* par rapport à toutes les
luttes qu’elle a menées.
J’ai aussi pas mal apprécié des figures comme Winnie MANDELA, ce qui ne
veut pas dire que je n’ai pas une position critique par rapport à
Winnie. Comme je te l’ai dit je me méfie en général des figures
charismatiques, sinon j’apprécie beaucoup la détermination de nombreuses
femmes, et il y en a plein, que j’ai pu découvrir dans tous les livres
que j’ai parcourus, de grandes figures que j’ai appréciées, sans
toutefois les idéaliser ... Et comme j’ai pu apprécier également des
figures d’hommes !
Alexandra Mikhaylovna KOLLONTAI (1872-1952) : Militante communiste
ukrainienne, membre de la faction des Mendcheviks, puis de celle des
Bolcheviks pendant la Révolution Russe. Commissaire du Peuple pour les
Affaires Sociales après la Révolution, elle créa le Département des
Affaires Féminines, actif de 1919 à 1930 et combattant l’illettrisme et
les mauvaises conditions de travail.
Marginalisée au sein du Parti, elle accepta des postes diplomatiques
(Ambassadrice en Norvège, au Mexique et en Suède), échappant ainsi aux
purges staliniennes.
NOTE : Cet entretien a été réalisé et retranscrit en Juin-Juillet 1998
par Chantal SERGEANT, volontaire de l’équipe PBI Haïti, avant d’être
publié dans le bulletin des Brigades de Paix Internationales en Haïti,
le numéro de Juillet 1998 était consacré aux Femmes en Haïti.
Ma contribution ce soir là s’et limitée à cuisiner pour offrir à Rosanne
un dîner à la hauteur de l’admiration que nous éprouvions pour elle !
(A.L.)
© Bwabrilé, 4 juillet 2005.
Rosanne AUGUSTE
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