Ramon GROSFOGUEL
Mis en ligne le 30 décembre 2004.
Un entretien avec Ramon GROSFOGUEL, Professeur de "Ethnic Studies" a
L"Université de Californie à Berkeley. Porto Ricain, Ramon GROSFOGUEL a
participé aux Universités de Juillet sur le Campus de Schoelcher
(Martinique) en 1999 et en 2002. C’est à l’occasion de ces
manifestations que j’ai fait sa connaissance. Une de ses remarques,
"Development is bullshit !" a conduit à des discussions passionantes...
Quel rôle pour les diasporas caribéennes ?
A.L. : Ramon Grosfoguel, vous êtes porto-ricain et enseignez dans une
grande université états-unienne. Pouvez-vous vous présenter ?
R.G. :Je suis professeur à l’Université de Californie à Berkeley, dans
le Département des Etudes Ethniques", dans lequel je participe à des
travaux de recherche sur les différentes communautés qui composent la
population des Etats-Unis. Depuis des années, j’ai également effectué
des recherches en science politique, notamment sur la question de la
souveraineté nationale pour les pays de la Caraïbe.
Je pense qu’il existe une différence entre les pays indépendants et les
pays non-indépendants de la Caraïbe, une différence qui est, selon moi,
importante au moment de comprendre que, la majorité des pays non
indépendants de la Caraïbe, la majorité des populations ne veut pas de
l’indépendance.
Face à cette réalité qui est établie par les votes pour les partis
indépendantistes ou des sondages d’opinion, il y a deux sortes
d’explications : La première réponse est colonialiste et essaie
d’interpréter le faible vote pour l’indépendance dans ces îles comme un
vote en faveur de la domination impériale ; la seconde interprétation
est nationaliste et indépendantiste et consiste à dire que que le faible
niveau du vote contre l’indépendance ou la faible sympathie de la
population pour l’indépendance sont le fait d’une population colonisée,
endoctrinée idéologiquement par les empires.
Personnellement, Je pense que la réponse est ailleurs, plus loin que les
considérations liées au colonialisme et au nationalisme. Je crois que
les gens de la Caraïbe non-indépendante ne veulent pas de
l’indépendance, ou ne ressente pas de sympathie pour l’indépendance. La
majorité des gens répond en faisant allusion aux cas de la République
dominicaine, d’Haïti, de Cuba, de la Jamaïque et d’autres pays
indépendants de la Caraïbe, en disant qu’ils ne veulent pas être "comme
ces pays". Dans le cas des Antilles Françaises, les références sont
Sainte-Lucie et la Dominique.
A.L. : En quoi les exemples des pays voisins sont-ils négatifs ? Est-ce
du aux niveaux de vie des populations ?
R.G. :Je pense qu’il y a quelque chose de vrai dans ces réponses des
populations. Je crois que les gens de la Caraïbe non-indépendante ne
veulent pas de l’indépendance ni parce qu’ils sont assimilés aux empires
et ni colonisés, ni parce qu’ils ont un problème d’identité, mais parce
qu’ils bénéficient d’un mécanisme de distribution des richesses du Nord
vers le Sud qui n’existe pas pour les pays indépendants de la Caraïbe.
Si vous comparez un ouvrier des maquiladoras (usines manufacturières) de
Puerto Rico à un ouvrier d’une maquiladora de la République Dominicaine,
vous vous rendez compte que l’ouvrier Porto-Ricain a un niveau de vie
beaucoup plus élevé que celui du Dominicain. De même, quand vous
comparez un ouvrier de la banane en Martinique avec un ouvrier de la
banane en Dominique, vous voyez que le niveau de vie du Martiniquais est
beaucoup plus élevé que celui du Dominiquais.
En fait, de part et d’autre, de Puerto Rico à la République Dominicaine,
de la Martinique à la Dominique, existe une situation d’exploitation de
la main d’oeuvre par des firmes multinationales, aussi bien dans les
pays indépendants que dans les pays non indépendants. Par contre, il
existe quelque chose, dans la Caraïbe non-indépendante, qui n’existe pas
dans la Caraïbe indépendante. Il y a dans dans la Caraïbe non
indépendante, une distribution de ressources, de moyens financiers, de
la métropole vers la périphérie, ce qui n’existe pas dans la Caraïbe
indépendante.
A.L. : Ce qui conduirait à dire que la situation des pays
non-indépendants est plus enviable ?
R.G. :Je crois que l’existence de ces circuits de redistribution
constitue une grande différence parce qu’aujourd’hui, dans la majorité
des pays indépendants de la périphérie, il n’existe pas de
redistribution de la richesse du Nord au Sud.
En fait, les pays indépendants du Sud ne sont pas réellement
indépendants. Ils sont dominés et exploités par les pays industrialisés
du Nord, mais ils ne reçoivent rien, toute la richesse va du Sud vers
Nord. En fait, ces mécanismes de redistribution des richesses du Nord au
Sud existent pour les pays de la Caraïbe non-indépendante via la
citoyenneté et le statut d’intégration à la métropole. C’est la cause
des différences de niveau de vie constatées et c’est la raison pour
laquelle je crois que la majorité des populations de la Caraïbe
non-indépendante ne veut pas l’indépendance. Ils ne veulent pas de
l’indépendance non par refus de la souveraineté, mais parce qu’ils
savent qu’il n’existe pas d’indépendance véritable et préfèrent un
statut leur permettant d’adresse des réclamations à la métropole comme
citoyens, de réclamer des ressources et des moyens financiers.
A.L. : Les statuts actuels des pays non-indépendants seraient donc dûs à
une vision politique assez matérialiste ?
R.G. :J’ai eu en Juillet 2002 un entretien avec Monsieur Aimé CESAIRE,
en compagnie d’un universitaire haïtien. Un entretien très intéressant
parce que quand j’ai parlé de tout cela avec lui, une des choses qu’il a
mise en relief, quand nous avons parlé de la départementalisation des
Antilles Françaises, était que pour lui l’expérience d’Haïti avait été
très importante.
Aimé CESAIRE a pu percevoir, à travers l’histoire d’Haïti, comment le
problème du néo-colonialisme s’est posé de façon aigüe, dans une
configuration que j’appelle "le colonialisme sans les benefices du
statut colonial moderne des Antilles françaises ou de Puerto Rico, c’est
a dire, sans les transfers d’argent de la metropole. Ce "statut colonial
moderne" est un statut qui assure les transfers d’argent mais aussi les
droit de citoyenneté de la metropole vers les population des territoires
non-indépendants dans la Caraïbe. C’est un statut post-colonial créé par
les métropoles Française, Holandaise, et Etats-Unienne apres la Seconde
Guerre Mondiale et somme toute tres différent du statut colonial
classique.
Selon mon analyse, les pays non-indépendants de la Caraïbe sont en fait
des colonies sans les inconvénients du colonialisme, tandis que les pays
indépendants sont des colonies sans les bénéfices du statut
post-colonial dont jouissent les pays non-indépendants.
Aimé Césaire nous a dit lors de son entretien une formule amusante qui
résumait son approche de la départementalisation : "Aboule le fric !".
Cette expression se rapportait à la façon dont il envisageait la lutte
contre les Français. Il disait qu’il fallait lutter pour que les
Français paient pour tout les dégats de quatre-cent ans de colonialisme
en Martinique, en Guadeloupe, en Guyane Française et à la Réunion. Et le
moyen de mener cette lutte était de faire étendre à ces pays les droits
conquis par les citoyens métropolitains. C’est-à-dire qu’au lieu d’une
l’indépendance où les métropoles continuent à contrôler, dominer et
exploiter les pays décolonisés sans rien donner en échange, il fallait
aller vers l’intégration, en exigeant l’égalité, en exigeant que les
ressources métropolitaines se transferassent à ces pays, et il a utilisé
cette formule comme un slogan decrivant la façon dont il voyait la
relation avec les Français à ce moment : "Aboule le Fric !".
Cependant, Aimé CESAIRE nous a aussi dit que depuis le début, il voyait
les limites de cette stratégie. Il voyait que cette stratégie amènerait
à un moment au problème de l’identité et à celui d’une plus grande
autonomie locale. Ce sont, je crois, les problèmes auxquels nous sommes
confrontés depuis les derniers vingt ou trentes années dans la Caraïbe
non-indépendante.
Aimé CESAIRE était conscient depuis le début du problème, mais il voyait
qu’il fallait donner la priorité à l’élévation du niveau de vie et à la
sortie des masses martiniquaises de la pauvreté dans laquelle elles
vivaient. Et la manière de le faire n’était pas avec la création d’une
néo-colonie, ce qu’était devenu Haïti à ce moment-là, mais via
l’intégration par l’égalité à la métropole, en exigeant de la métropole
comme une sorte d’indemnisation pour les dégâts économiques et sociaux,
politique et humains qu’avait subis la Martinique pendant quantre-cent
ans de colonialisme.
A.L. : Vous indiquez que les questions de l’identité et de l’autonomie
locale concernent la Caraïbe non-indépendante depuis trente ans. Où en
est le débat politique à Puerto-Rico actuelement ? Y a-t-il des
similarités avec les Antilles Françaises ?
R.G. :La situation est assez similaire parce qu’à Puerto-Rico, il est
continuellement question du statut politique, de l’identité, etc. Les
Portoricains discutent continuellement sur l’articulation des relations
avec la métropole constituée par les Etats-Unis. Ce sont des discussions
quotidiennes à Puerto-Rico, et quand j’arrive en Martinique, j’entends
les mêmes discussions, le même type de débats.
Dans le cas de Puerto-Rico, il y a une différence avec les
Antilles-Françaises. Pour les Antilles-Françaises, il y a une
intégration de facto, comme départements de la métropole, tandis que
Puerto-Rico n’est pas un département, n’est pas comme ce que les
etats-suniens appelleraient un Etat de l’Union, mais un Etats associé.
En termes de conséquences, la différence est minime et Puerto-Rico
reçoit presque toutes les aides fédérales, comme si c’était un état
d’Union. C’est pour cela que le vote portoricain en faveur de
l’indépendance est très réduit, comme dans les Antilles-Françaises.
A Puerto-Rico il y doit y avoir moins de 5 pour cent de la population
qui vit de l’agriculture, comme aux Antilles-Françaises. La société
porto-ricaine est une société de services, comme les
Antilles-Françaises, avec une grande proportion des employés et salariés
qui sont en fait des employés du secteur public d’Etat. Les
fonctionnaires constituent presque 25 à 30% de la population active,
alors qu’aux Antilles-Françaises c’est je crois la moitié, 50 pour cent
ou plus.
Nos situations sont donc très similaires en termes de structures
sociales et de relations avec nos métropoles. Je crois aussi que dans la
façon dont les populations vivent leur relation avec la métropole, il y
a une distinction très claire entre citoyenneté et identité. A
Puerto-Rico, les gens ne confondent pas leur identité portoricaine et
leur citoyenneté états-unienne. Les gens veulent conserver la
citoyenneté états-unienne, parce qu’elle leur donne accès à de plus
grandes ressources pour élever leur niveau de vie et se déplacer aux
Etats-Unis et à travers le monde. Les gens ne confondent pas leur
citoyenneté et leur identité portoricaine.
A.L. : Cela explique que les communauté porto-ricaines aux Etats-Unis,
comme à new York, sont très conscientes de leur identité culturelle. Y
a-t-il des similitudes entre les communautés porto-ricaines aux
Etats-Unis et les communautés antillaises en France ?
R.G. :Oui, je crois qu’il y a une similitude parce que c’est dans les
métropoles des pays industrialisés que se consolident les identités des
caribéens. C’est quand ils migrent que les gens apprécient leur culture,
consolident leur identité, et l’affirment comme différente de celle de
la métropole.
De même qu’il y a des portoricains aux Etats-unis, il y a des
originaires des Antilles Françaises, Hollandaises, Britanniques en
France, en Hollande, en Grande-Bretagne et il y a un fort mouvement
d’affirmation identitaire, parfois plus fort que dans leurs propres
îles.
Je crois aussi que le rôle des Caribéens dans les métropoles des pays
industrialisés, doit être de prendre la tête des luttes pour la
décolonisation de l’intérieur des puissances impérialistes. Je crois
qu’au lieu de penser à revenir aux pays d’origine (c’est un illusion du
migrant et dans la pratique la grande majorité ne revient pas), Il faut
consacrer ses énergies à la lutte pour la décolonisation des systèmes
impérialistes.
A.L. : Et comment définiriez-vous cette décolonisation, environ quarante
ans après le mouvement des indépendances ?
R.G. :Il s’agit, pour moi, d’une lutte pour établir un nouveau type de
relations entre les métropoles industrialisées et le Tiers-Monde. Nous
Caribéens devons être en pointe de ces débats. Nous devons être les
premiers dans chaque métropole pour élever la voix pour les pays
opprimés par nos propres métropoles. Nous devons être à l’origine d’une
critique forte de l’intérieur des métropoles et impulser de nouvelles
relations dans le cadre desquelles les centres métropolitains
indemniseront, avec des ressources économiques, les pays du Tiers-Monde
qui ont été exploités pendant des siècles.
Dans un deuxième temps, je pense que nous pouvons prendre les
avant-gardes de la lutte contre la colonialité du pouvoir à l’intérieur
des métropoles. Le pouvoir est actuellement historiquement aux mains de
Blancs d’origine européenne, alors que la configuration démographique
des métropoles a changé dans les dernières cinquante années. Cela n’est
pas reflété dans les représentations politiques. Les métropoles
maintiennent une représentation politique de Blancs européens, à
l’exclusion des autres populations non-européennes. Et tout cela entre
en contradiction avec la démographie qui existe aujourd’hui dans la
majeure partie de ces métropoles du Nord. Quand vous allez dans
n’importe quelle ville comme Paris, Londres, Amsterdam ou New-york, vous
pouvez voir que la présence des migrants non-européens est très forte.
Et cette présence n’est reflétée ni dans la représentation politique, ni
dans la manière dont ces métropoles sont représentées en termes
d’identité.
Au niveau symbolique, dans les moyens de communication, d’éducation, et
autres, la présence des non-Européens n’est pas représentée. En fait, il
y a là un problème politique et il faut lutter pour la décolonisation de
ces problématiques de représentation du corps social à l’intérieur des
empires.
En troisième lieu, je pense que nous autres Caribéens devons être à
l’avant-garde de la lutte contre le racisme, le racisme contre qui que
ce soit, Arabe, Africain, Asiatique... Nous devons être à l’avant garde
de cette lutte. Ce qu’il y a de commun entre les Portoricains de
New-York et les Antillais de Paris, c’est que nous avons la citoyenneté
métropolitaine, et cela nous permet d’entrer dans un terrain de débat
public, qui est d’un accès plus difficile pour les immigrés. Et nous
devrions être à l’avant-garde de ces débats publics.
A.L. : La participation des communautés caribéennes aux débats
politiques globaux semble éloignée des réalités et des aspirations
qu’elles expriment.
R.G. :Figurez-vous que dans les années 1920, les différents mouvements
panafricains sont arrivés à se coordonner, alors qu’il n’y avait ni
ordinateurs et ni téléphones, sans utiliser les moyens de communication
modernes qui existent aujourd’hui. Et pourtant les mouvements
panafricains qui existaient à l’intérieur des métropoles, composés de
sujets non-européens, d’Afro-Américains et Antillais des Antilles
Britanniques, Françaises, ces mouvements ont organisés et réalisés les
divers congrès panafricains qui ont eu une importance essentielle dans
la lutte pour la décolonisation de l’Afrique et du reste du monde.
A.L. : Dans quelle perspective pouvons-nous, selon vous, situer ce
combat, au moment où l’on pale de plus en plus de globalisation ?
Aujourd’hui, nous vivons ce que le sociologue péruvien Anibal QUIJANO
appelle la "colonialité du pouvoir", c’est-à-dire que nous vivons dans
un monde qui est toujours fondamentalement colonial, un monde dans
lequel les centres sont toujours les pays industrialisés et les grandes
villes de populations européennes, tandis que les périphéries restent
pour l’essentiel de population non-européenne. La relation
centre-périphérie est une relation d’exploitation et de domination qui
dure depuis 400 ans de colonialisme. Aujourd’hui, alors que la
domination coloniale, du point de vue institutionnel, a été éliminée, la
structure globale qui a été mise en place pendant ces quatre-cent ans de
colonialisme existent toujours. C’est ce qu’Anibal QUIJANO appelle la
colonialité : des relations coloniales sans administrations coloniales.
L’exploitation du Sud par le Nord, l’exploitation des Non-Européens par
les Européens existent toujours. La richesse du monde passe,
historiquement, des mains non-européennes aux mains européennes. Quand
je parle d’Européen, je parle aussi bien sûr des Etats-unis et des
Euro-Américains comme d’une continuité du projet européen.
Les relations hiérarchiques qui ont toujours eu cours dans l’histoire
coloniale perdurent jusqu’à aujourd’hui, avec l’existence des
Etats-Nations et du discours développementaliste.
Les populations du Tiers-Monde croient aujourd’hui qu’elles détiennent
une véritable souveraineté, qu’elles ont la possibilité de se
développer, et que les problèmes existants au sein de leurs frontières
sont des problèmes circonscrits à leur propres Etats-Nations. En fait,
les problèmes de sous-développement sont des problèmes globaux, qui
incluent les relations Nord-Sud. Les causes du sous-développement liées
à la colonialité des échanges économiques mondiaux restent donc
invisibles, parce que l’attention se porte sur les frontières des
Etats-Nations, sur les territoires nationaux et leur prétendue
souveraineté. En fait, au delà des Etats-Nations, au niveau
international et global, dans un contexte dans lequel les firmes
multinationales et les acteurs financiers globaux prennent le pas sur
les Etats, les relations d’exploitation et de domination entre le Nord
et le Sud, déterminent le destin des pays du Tiers-Monde, destin qui se
joue bien au delà des frontières nationales.
Entretien réalisé par ALFRED LARGANGE
Paris, Août 2002.
© Bwabrilé, 30 décembre 2004.
Ramon GROSFOGUEL
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