Le Débat Martiniquais

Le Débat Martiniquais
Mis en ligne le 30 décembre 2004.

Article publié dans ANTILLA en Décembre 1999

Le Rapport Lise-Tamaya est, dans son contenu, éminemment contestable et
discutable. C'est donc tout à fait normalement qu'il est vivement
contesté, depuis plusieurs mois, par de vastes secteurs de la classe
politique martiniquaise. Mais alors qu'approche l'examen, à l'Assemblée
Nationale, du projet de loi d'orientation qui s'en inspire pour partie,
il est plus que temps de s'étonner qu'il ait été, dans le même laps de
temps, somme toute si peu discuté. Tant il est vrai que les diverses
prises de positions relevées à ce jour se révèlent vides de tout
véritable projet alternatif et essentiellement motivées par la
structuration conflictuelle du jeu politique martiniquais.

Un exercice politique novateur ...

Fruit d'une consultation sans précédent à travers les Départements
d'Outre-Mer et dans l'Hexagone (près de 1200 personnes interrogées,
représentant un large panel des institutions politiques, économiques et
sociales) le Rapport Lise-Tamaya avait pour destin, avant même sa
publication, de susciter une certaine déception. Cette déception était
prévisible dans la mesure où les groupes politiques consultés semblaient
s'attendre, malgré l'extrême diversité de leurs opinions, à retrouver
chacun dans ce document l'expression de leurs positions et propositions
respectives.

Le fait est que la consultation et le document qui en est issu ont
constitué un exercice politique d'un genre nouveau aux Antilles,
marquant une rupture vis-à-vis du jeu classique, et relativement
maîtrisé sous nos latitudes, de la démocratie représentative. Et qu'en
rassemblant les doléances ou propositions de leurs divers
interlocuteurs, le Sénateur Lise et le Député Tamaya n'ont reçu de ces
derniers aucun mandat impératif.

Cadrés par l'article 73 de la Constitution, et placés en mission
temporaire auprès du Secrétaire d'Etat à l'Outre-Mer, les deux
parlementaires ne pouvaient préconiser la mise en place d'un statut de
région autonome - solution à laquelle s'est ralliée la majorité de la
classe politique martiniquaise, y compris le parti de Claude Lise, avant
ou après la Déclaration de Basse-Terre - sans déroger aux termes de leur
contrat. En effet, une dimension souvent occultée de la mission
Lise-Tamaya est qu'il s'est agit d'une mission d'expertise, indépendante
des options politiques des personnalités auxquelles elle a été confiée.
On appréciera d'autant plus les efforts de rigueur et de créativité qui
ont permis aux deux rapporteurs de ménager, quoi qu'on dise,
d'éventuelles perspectives de développement pour les statuts des
différents Départements d'Outre-Mer.

... et des solutions qui bousculent le jeu politique traditionnel

La "porte" donnant sur une éventuelle évolution statutaire est-elle
suffisamment ouverte ? Diverses critiques stigmatisent le document parce
qu'il ménage, à travers le Congrès, une étape que d'aucuns jugent
superflue, avec la possibilité, pour le gouvernement, de "noyer le
poisson dans son bocal" et d'esquiver les évolutions institutionnelles
réclamées. Faudrait-il régler de but en blanc la question par un
référendum, dont les accents plébiscitaires renforceraient la légitimité
politique du vainqueur ?

La césure entre autonomie et relatif statu quo départementaliste se
retrouvant de part et d'autre de la ligne droite-gauche traditionnelle,
et divisant même certains groupements, des mises au point déchirantes
sont à craindre dans la perspective d'un tel scrutin. Peut-être
l'ouverture d'un espace permettant l'instauration du débat nécessaire à
l'élaboration d'un véritable projet martiniquais est-elle préférable.
Car ce qu'exprime incidemment le Rapport Lise-Tamaya, et qu'a rappelé de
manière froidement opportuniste le sondage (logiquement contesté)
commandité par le gouvernement à la veille de la visite du Premier
Ministre [NDLA : Lionel JOSPIN, en visite en Martinique en Octobre
1999], c'est que les positionnements de la classe politique
martiniquaise ne sont pas nécessairement reflétés de manière
proportionnelle dans la population. Pour reprendre une métaphore
poético-politique à succès, si la question du statut a déjà été abordée
incidemment lors des campagnes électorales passées, celles-ci se sont
décidées sur d'autres enjeux, et les Martiniquais n'ont encore donné
mandat à personne pour un départ vers le grand large, dont l'itinéraire
resterait d'ailleurs à déterminer.

Les Martiniquais sont prêts pour un véritable débat ...

Replacées dans le cadre de la démocratie représentative, les prises de
positions auxquelles on assiste autour du Rapport Lise-Tamaya et de la
Déclaration de Basse-Terre mettent en relief un relatif décalage entre
le corps électoral et la classe politique martiniquaise, dont les
alliances de gestion et les prises de positions se sont progressivement
éloignées des lignes de partages sanctionnées par les dernières
élections. Le délai qui nous sépare des prochaines échéances cantonales
et régionales sera l'occasion de clarifier ce nouvel échiquier
politique. Et de mettre en place, dans le cadre du Congrès ou d'autres
instances, un débat de fond permettant l'élaboration d'un véritable
projet martiniquais.

Faut-il craindre, comme on l'entend du côté indépendantiste, que le
gouvernement français se livre durant ce laps de temps à des manœuvres
pour influencer les choix qui seront alors élaborés ? Certainement pas.
Même si les tenants de la révolution menée par une "avant-garde
éclairée" ont du mal à l'admettre, il apparaît clairement qu'on ne peut
plus dire du peuple martiniquais qu'il doit être "éduqué", "formé
politiquement", et "conscientisé" avant qu'on songe éventuellement à lui
demander de faire "le bon choix". N'en déplaise à ceux qui considèrent
la départementalisation comme un "échec", à ceux qui répètent par
habitude que la culture martiniquaise est en péril d'annihilation, les
progrès de l'éducation font qu'il n'y a jamais eu autant de
Martiniquaises et de Martiniquais capables de comprendre les enjeux de
leur pays, d'exprimer leurs opinions et de formuler pour l'avenir des
propositions concrètes et ancrées dans leur vécu.

Dans le cadre du débat qui doit maintenant prendre place, les
différentes options devront être formulées, articulées, puis
sanctionnées par vote ou synthétisées dans un processus consensuel. La
généralisation du réalisme politique et économique aidant, les outils
d'analyse de la réalité martiniquaise sont de plus en plus largement
partagés. Mais il reste à mettre l'accent sur la nécessité d'un climat
de tolérance et d'ouverture. Dire plus longtemps que les opinions
différant d'une certaine ligne "orthodoxe", dépositaire proclamée de
l'authenticité martiniquaise et anticolonialiste, relèvent d'une
soi-disant "aliénation" et d'une prétendue "assimilation" (à laquelle
certains "leaders conscientisés" auraient miraculeusement échappé,
malgré des décennies de bombardement financier à plus 40%) reviendrait à
remettre en cause le débat démocratique nécessaire dans ce qu'il
comportera de diversité et de richesse.

... dans lequel les questions institutionnelles ne seront pas forcément
prioritaires

Car on aurait, d'autre part, mauvaise grâce à ne pas reconnaître que la
position qui consiste à réclamer à cor et à cri un changement de statut,
sans motiver cette évolution par un projet économique et social de long
terme, est difficilement tenable. Une telle attitude risque d'être
assimilée à celle d'un individu voulant à tout prix changer de voiture
pour un modèle plus performant, alors qu'il n'a peut-être jamais roulé
qu'en première avec celle dont il veut se débarrasser !

A l'heure actuelle, les critiques du statut départemental, dont on
stigmatise l'échec, sont essentiellement motivées a priori, par une
rhétorique anticolonialiste, tandis que la revendication d'un surcroît
de pouvoir local peut être comprise comme un souci d'affirmation
identitaire. Au milieu de ces discours, qui convoquent allègrement les
événements historiques (abolition de l'esclavage, événements de Décembre
1959) pour les remodeler sur les problématiques actuelles, on perçoit
mal l'articulation entre les stratégies économiques et sociales
préconisées, d'une part, et les aménagements ou mutations
institutionnelles nécessaires à ces stratégies d'autre part.

La Martinique, chacun en conviendra, est richement dotée. Mais ses
ressources sont thésaurisées dans l'attente d'un plan d'investissement
recueillant l'assentiment de la majorité de ses actionnaires. Dans la
perspective de la loi de programmation pour l'Outre-Mer, un certain
nombre de rapports d'experts ont été commandités. Outre le Rapport
Lise-Tamaya, les Rapports Mossé (économie) et Fragonard (social) ont
réalisé un état des lieux, déjà vu plusieurs fois par ailleurs, et
formulé des propositions. Il paraît qu'un exemplaire de chacun de ces
documents devait subir le sort matinal, funeste et médiatique du Rapport
Lise-Tamaya [NDLA : Le rapport LISE-TAMAYA a été déchiré, devant les
caméras de télévision, par plusieurs leaders politiques martiniquais qui
les avaient convoquées à cet effet]. On regrettera qu'en ne mêlant pas
leurs confettis métropolitains à ceux de leur confrère domien, ils aient
laissé accréditer l'idée que le Nèg kont Nèg est, sous nos latitudes, un
sordide atavisme. Toujours est-il que ces Rapports n'auront qu'un impact
limité sur une réalité que les acteurs locaux, il faut le reconnaître,
n'ont pas encore prise à bras le corps. Bertrand Fragonard n'a-t-il pas
été jusqu'à déplorer dans son rapport "l'atonie du débat local" en
matière de développement social ?

L'émergence d'une volonté, préalable à toute évolution ...

La question se pose évidemment des raisons d'un tel manque de dynamisme
local. Foin des explications psychanalytiques sur des séquelles
coloniales mal digérées. Même si, dans les discours, la Martinique n'en
finit pas de basculer vers l'irrémédiable, sa situation économique et
sociale ne relève pas, malgré le caractère tragique de trop nombreuses
situations individuelles, de l'urgence. Il faut du moins le croire, car
comment expliquer, sinon, la gestion tranquille d'un clientélisme
sclérosé, qui étouffe trop souvent le dynamisme des acteurs les plus
innovants ?

Le choix d'une large fraction des élites martiniquaises consiste à
préférer le contrôle d'une sphère d'influence délimitée au développement
des structures qui, en s'ouvrant à de nouvelles compétences et à de
nouveaux acteurs locaux, remettrait en cause leurs positions acquises.
Ce diagnostic est sévère, mais il peut donner à réfléchir. Il peut
permettre de comprendre, par exemple, que l'on préfère recourir à des
compétences extérieures plutôt que locales, comme divers exemples
récents l'ont montré, pour éviter de "mettre le pied à l'étrier" à ceux
qui pourraient, demain, en partant de la même légitimité identitaire,
devenir des concurrents. Cette attitude ne se limite pas à la
Martinique, et peut même, en Martinique, être analysé au niveau
municipal.

Le choix d'un système de relations pyramidal, patriarcal et chargé
d'affectivité n'est pas, comme on le dit souvent, le fruit d'un héritage
historique et culturel. C'est le choix rationnel d'un mode
d'organisation garantissant la pérennité des positions acquises, de
haute lutte, dans ce cadre-même.

Il faut donc analyser la notion de clientélisme qui veut qu'en
Martinique, on préfère ceux qui demandent à ceux qui proposent et qu'il
soit plus facile pour un jeune diplômé, par exemple, d'accéder à une
nouvelle formation qualifiante, qu'à une opportunité de mettre en œuvre
les compétences qu'il possède déjà. Alors que l'on met en avant la
nécessité de renforcer le niveau de qualification de la population, le
chômage des diplômés pousse les éléments les plus brillants à s'exiler
pour le plus grand bénéfice des multinationales qui les accueillent à
bras ouverts. De telles réflexions nous conduisent à penser que c'est
essentiellement par le choix de ses pratiques institutionnelles qu'un
pays peut hypothéquer pour des décennies sa créativité et son dynamisme
économique. Et que c'est d'une prise de conscience des opportunités
presque systématiquement gâchées par de tels comportements qu'émergera
peut-être la volonté de faire mieux.

... n'est possible qu'à travers la société civile et la démocratie
participative

Le véritable défi auquel est confrontée la Martinique, qu'il s'agisse de
faire évoluer ses institutions politiques ou plus largement d'envisager
son épanouissement économique, social et culturel consistera, dans les
années à venir, à mettre en place les pratiques et les structures d'un
dialogue dépassant nécessairement la sphère de la représentation
politique. C'est aux forces vives du pays qu'il faudra faire confiance
pour formuler des solutions crédibles et ancrées dans notre réalité. Aux
associations, aux professionnels, aux chercheurs, aux artistes, aux
animateurs sociaux... , en bref à tous les acteurs de la société civile
qui de plus en plus, par des actes citoyens, adressent aux responsables
des analyses, des propositions et des projets élaborés à même de
répondre aux problématiques du pays.

Que ce soit sous nos latitudes, dans l'Hexagone ou ailleurs, des femmes
et des hommes s'affirment comme Martiniquais et entendent contribuer à
l'évolution de leur pays. Il est plus que temps de leur faire une place
à la table de discussion, dans le cadre d'une démocratie véritablement
participative. Aux jeunes Martiniquaises et Martiniquais surtout, qui
butent trop souvent et depuis trop longtemps sur l'indifférence à peine
polie d'une administration et d'une classe politique qui estiment avoir
reçu pleine et entière délégation. Aux jeunes parce que, quelque puisse
être la légitimité et la compétence des élites actuelles, c'est à eux
que reviendra en fin de compte un pays qui doit aujourd'hui faire des
choix déterminants pour son avenir. Les choix d'une Martinique et d'une
Démocratie qui restent encore à inventer.

Alfred LARGANGE

© Bwabrilé, 30 décembre 2004.

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