Le Créole et le GEREC-F

Le Créole et le GEREC-F
Mis en ligne le 10 octobre 2001.

NEOLOGISMES, DEVIANCE MAXIMALE, REFORME DE L'ORTHOGRAPHE... QUELLES SONT
CES MAFOUTANCES ?

Article publié dans ANTILLA en Octobre 2001 (évidemment, aucune réponse
des intéressés)

ANTILLA N°956 du 5 Octobre 2001 nous a offert un savoureux échange entre
Edwa PIKAN (Edouard DELEPINE) et Jean BERNABE sur les évolutions de
notre langue à l'écrit, les enjeux qu'elles recèlent et les paradoxes
qu'elles mettent en lumière.

Présention des deux majors

D'un côté, "Edwa PIKAN", engagé de longue date dans l'action de
proximité à travers ses mandats électifs, se plie avec humour et non
sans bonne volonté à la graphie du Créole estampillée "GEREC-F" pour
mieux torpiller ce qu'il perçoit comme des incohérences dans le
positionnement de cette institution. De l'autre, Jean BERNABE,
personnalité s'il en fut de notre intelligentsia (à laquelle appartient
également Edwa PIKAN), réplique sur un ton glacial et cryogénise, dans
un français implacablement académique, une "arrière garde en mal de
repères" qui, selon lui, remettrait en cause la nécessité d'écrire le
Créole.

Lieux communs et paradoxes

Nous sommes en terrain de connaissance. D'autres exemples (le ladja de
paroles de CRUSOL et CONFIANT d'il y a quelques mois) ont illustré ces
schémas classiques du débat intellectuel martinico-martiniquais, qui
consistent à réinterpréter de façon décalée les positions de
l'adversaire et à le décrédibiliser de façon plus ou moins personnelle
pour mieux se dispenser d'argumenter sur le fond. Bien plus paradoxale
est cette opposition entre l'illustration d'une part, et la défense,
d'autre part, de notre langue Créole à l'écrit . Quand Monsieur BERNABE
se décidera-t-il donc à écrire en Créole, en plus d'écrire, abondamment
et brillament, sur le Créole ? Ladjé kò w Misyé Jan ! Ba nou y an
Kréyòl !

Annou mété dé twa bagay ofilaplon

Misyé BERNABE, sé pa pas Léta vréyé an CAPES ba nou pou ou di konsa ki
sé "l'an 1 de la décolonisation culturelle des Antilles" ! Le CAPES de
Créole, diplôme respectable s'il en fut, est encore loin d'avoir voix au
chapitre au même titre que l'engagement des artistes, travailleurs
sociaux et simples citoyens des Antilles qui ont depuis des décennies
ouvert à notre langue tous les champs de l'expression. Je parle
d'expression, et non pas de rédaction administrative à coup de
néologismes stériles. Et je dis et j'affirme que l'un des meilleurs
livres de Patrick CHAMOISEAU est "Le Retour de Monsieur KOUTCHA". Mwen
san fouté pa mal si ou di mwen ki banndésiné sé pa liv tout bon vré !

Monsieur CONFIANT, la création ex nihilo de néologismes abscons si ce
n'est ridicules, ne constitue pas une stratégie valable d'enrichissement
de notre langue. A la dernière page de votre dictionnaire, l'innénarable
"LEPETIRK" se veut la version créole de "YATAGAN". Ki mafouti é sa ? Si
ou té wè an boug té sòti Gwomòn pou rivé Dardanèl pandan ladjè 14-18,
épi misyé té wè an janisè (sa sé té solda péyi Tirki) épi kalté zouti
tala an lanmen y, lè i té ké rakonté nou sa, i té ké di nou : "Boug la
té ni yan kalté modèl KOUTLA !". Parce que le yatagan est un sabre, et
non une épée ? C'est vrai, mais très secondaire. Tout simplement parce
que notre langue fonctionne pour une large part par analogies,
métaphores et images.

Et s'il est nécessaire de l'enrichir pour lui garder ouvert les champs
de l'expression de nos réalités, il ne sert à rien de la meubler ainsi
avec ces mots en kit, ces mots CONFORAMA au rabais et sans panorama.

Parce que voyez-vous, le Créole est une langue poétique. Pipo disait à
Philomène que le Créole est la langue de l'Amour (lequel, n'est-ce pas
Carmen, est enfant de Bohème). Je dirais que comme l'Amour, donc au
mépris des lois, le Créole est la langue de la poétique de la relation,
ou que la relation créole est une langue poétique, ou encore que, belle
Marquise de Bohème mwen sé lé mò pou an sèl zyé dou... Fout ! Le Créole
est poétique !

Et ce n'est pas lui faire injure que de le dire, ni le réduire par cette
qualification à l'expression de l'émotion ou de la connivence (encore
qu'une étude de Marie-Christine HAZAEL-MAZIEUX détecte une telle
tendance dans les romans se réclamant du mouvement de la Créolité - voir
son article à l'adresse
http://www.superdoc.com/iecf/Textes_online/Publi_encours/HomJones-MCHM.htm )

An lang ki poétik épi démokratik

Le Créole est poétique parce qu'il fait appel à l'imagination de celui
qui parle comme de celui qui l'écoute en traçant des parralèles ente le
discours tenu et le contexte dans lequel il est tenu, ou d'autres
contextes que les interlocuteurs ont en commun. Une "langue agraire,
[qui] n'a pas encore élaboré un large éventail de termes pouvant rendre
compte de la modernité" dîtes-vous Monsieur BERNABE ? Est-ce bien sûr ?
Les rapports du Créole avec la "modernité" (étrangement réduite par
vous, me semble-t-il à l'atmosphère climatisée des sphères
technocratiques, mais glissons...) sont-ils réellement si défavorables
alors que la Créolité était portée au pinacle , il y a à peine plus de
dix ans, comme la préfiguration du monde à venir ? Le Créole s'épanouit
pourtant en milieu urbain, que ce soit à Saint-Pierre hier ou à
Fort-de-France, Port-au-Prince, Miami ou Sarcelles aujourd'hui. Tant
qu'à admettre qu'on ne peut lui préserver sa pureté "originelle" (qui
serait bien paradoxale pour une langue fondamentalement bâtarde et qui
s'assume comme telle), pourquoi ne pas reconnaître et valoriser les
créations et les emprunts de ceux qui l'emploient au quotidien ? Les
emprunts, ce sont ces mots espagnols ou anglosaxons qui font qu'un
granité franchouillard devient sinobòl (snow ball) en Martinique et
fresco en Haïti, ou encore que "Pa dig" nous est venu des îles voisines
where they often tell you "Don't dig about this, man".

Les Port-au-Princiens disent d'une station-service en rupture de stock
qu'elle a "un chou". En effet, les pompistes signalent qu'ils n'ont plus
de carburant à vendre en faisant un noeud au tuyau de leurs pompes,
noeud qui évoque les "choux" que l'on fait pour discipliner les cheveux
des petites filles. Poétique, n'est-ce pas ? Et surtout démocratique.

Parce que voyez-vous, le Créole est une langue démocratique. Ceux qui
l'ont créée n'étaient ni universitaires, ni fonctionnaires. Simplement
des femmes et des hommes d'origines diverses, colons ou esclaves,
agriculteurs ou charpentiers de marine confrontés au même besoin
d'ouvrir un espace de communication dans lequel mettre leurs conflits,
leurs relations de pouvoir, leurs cauchemars et leurs rêves. Cette
langue, nous l'avons reçue en partage et enrichie au fil de nos
expériences de peuples caribéens, avec des choses bonnes à dire et
d'autres meilleures à oublier, sans qu'elle constitue jamais, au sein de
nos sociétés, un obstacle à franchir, un animal fougueux et prestigieux
à maîtriser comme l'Autre Langue, "le Français de France, le Français
Français". Le Créole n'est-il pas après tout une langue sans cahot, une
langue sans désastre ?

Parlez-moi d'un désastre... Aujourd'hui, la stratégie du GEREC-F qui
consiste à disqualifier la majorité des locuteurs actuels du Créole sous
prétexte que la langue qu'ils parlent s'est trop "francisée", et qui
voudrait dans le même balan mettre en place des instances en charge de
son "aménagement" à coup de néologismes déviants et de syntaxe codifiée
appelle de lourdes interrogations. Quel est l'enjeu politique de ces
manipulations génétiques ? Pour quelles fins veut-on ainsi mettre le
Créole en éprouvette et prédéterminer ses mutations ? Cette langue a
jusqu'à présent, échappé aux enjeux de pouvoir. Pour combien de temps ?

Manipuler une langue est un acte politique !!!

Parce que voyez-vous, toute manipulation volontariste d'une langue,
qu'il s'agisse de sa diffusion, de son interdiction ou de sa
modification, répond à un objectif politique. Imposer l'usage du
Français pour les actes administratifs par l'ordonnance de
Villers-Cotterêts a permis à l'appareil d'Etat d'initier, au sortir du
Moyen-Age, un mouvement qui culminerait avec l'absolutisme de Louis XIV
et dont le jacobinisme est l'héritier direct. Quatre siècles plus tard,
le projet de simplification de l'orthographe, avec pour objectif de
gommer en partie ce qu'elle peut avoir de disqualifiant pour ceux qui la
maîtrisent mal, a suscité des débats passionnés conclus par l'idée que,
faute de pouvoir imposer à tous cette graphie simplifiée, on risquait
tout simplement de mettre davantage en relief les distinctions sociales
à travers les usages. On pourrait encore citer le cas du Brésil qui, en
réformant la graphie du Portugais a provoqué l'ire de Lisbonne mais est
passé outre, en arguant de son indiscutable supériorité démographique.

Quelles sont dont les visées de la politique du GEREC-F en matière
d'aménagement du Créole ? Et qui a donné mandat à ce groupe,
indiscutablement compétent pour ce qui est de mener des recherches dans
son domaine d'étude, pour entreprendre ces modifications sur un
patrimoine qui nous est commun ?

S'agit-il de faciliter une ouverture vers les autres peuples
créolophones de la Caraïbe ? La réforme de l'orthographe annoncée l'an
dernier par Jean BERNABE (à laquelle je m'étais opposé dans ces
colonnes, mais qui suis-je, n'est-ce pas, pour oser contester le
"Maître" ?) annonce plutôt l'inverse, puisqu'elle prend le contrepied de
la pratique en vigueur dans le principal pays à parler et à écrire le
Créole, à savoir Haïti. En effet, il est question de supprimer l'accent
grave sur certains E et O ouverts, et de remplacer le Y par un I dans
certaines diftongues, alors que la graphie haïtienne a établi un usage
systématique de l'un et de l'autre.

S'agit-il de promouvoir l'expression écrite d'une langue que nous avons
en partage à l'oral ? Si cet objectif est proclamé, on observera le
paradoxe qu'il y a à instituer comme manifestation pivot de cette
promotion la dictée créole, un exercice piteusement mimétique au cours
duquel est avant tout sanctionnée la conformité, pour ne pas dire le
conformisme des participants, et non pas leur capacité à utiliser cet
outil pour explorer de nouveaux champs de notre pensée et de notre
identité. Sait-on suffisamment que Voltaire n'avait pour ainsi dire
aucune orthographe ?

Mézanmi, lésé Kréyòl la woulé, lésé y koulé épi bay balan. Mé pa mété y
adan pyès boutèy. Ki CAPES, ki CHANFLOR, ki EVIAN.

Alfred LARGANGE

© Bwabrilé, 10 octobre 2001.

1 commentaire:

Unknown a dit…

Bwabrilé 2001: Mézanmi, lésé Kréyòl la woulé, lésé y koulé épi bay balan. Mé pa mété y adan pyès boutèy... Et pourtant, un de ces jours, il sera enregistré comme patrimoine mondial. Pa bizwen pè, woulé épi' y. Sé nan lòd moun pé touvé fil ka mennen success