Identités et valeurs post-coloniales
Mis en ligne le 30 décembre 2004.
Article publié sur JENNDOUBOUT en Janvier 2002
"Devons-nous nous définir comme des descendants d'esclaves ?"
La question, au delà de l'évidence de nos origines africaines, a trait à
ceci : le statut social (et même infrasocial) de nos ancêtres est-il
constitutif de notre identité, ou celle-ci se bâtit-elle, au contraire,
sur l'héritage de résistance constante et organisée de nos ancêtres face
à cette tentative de déshumanisation ?
Une identité tourmentée par sa mémoire
Il est évident que l'identité antillaise vit une relation difficile avec
son passé et avec la mémoire de l'esclavage, qui ne fait que commencer à
être assumée et explorée.
Première interprétation et mythification (mystification ?), la figure du
Bon Papa Schoelcher, libérateur des esclave et incarnation de la
République généreuse se dresse encore en de nombreux monuments aux
Antilles, en Guyane et la Réunion. La toponymie a rendu son tribut à
l'illustre Alsacien en nommant une commune, des rues, des boulevards,
des places après lui. Le combat du Sous-Secrétaire d'Etat aux Colonies
de la Deuxième République a longtemps incarné les valeurs égalitaires et
intégratrices de la République, à l'époque où ces objectifs figuraient
en tête des agendas des populations, relayés de façon plus ou moins
directe et assumée par les leaders politiques.
Mais la statue de Schoelcher ne peut satisfaire nos besoins
d'identification et d'affirmation. A cause de ce petit Négrillon aux
chaînes brisées, éperdu de reconnaissance et dans lequel nous ne voulons
pas, ne pouvons pas nous reconnaître. Comment affirmer une identité, une
volonté propre, la force d'infléchir son destin à travers de telles
images de passivité ? C'est impossible.
Source : http://www.bwabrile.net/www.haitisurf.com/hpictures/%
20haitiinpicture.shtml.
Alors, surgi du fond des bois, conque de lambi à la main, soufflant la
tempête et la révolte, la lueur chaude des serbis jetant des reflets
cuivrés sur la lame de son coutelas, le Nègre Marron paraît. Le Rebelle.
Et les chiens se taisent.
"Koupé tèt, brilé kay !", le Marron et sa violence légitime, implacable
et cathartique vient répondre à notre appel, nous sauver d'un abîme de
honte et de refoulement, cracher à la face du monde la virilité de nos
peuples qui ont sû rendre (et sauront encore, nous disons nous tout bas,
sauront encore, par un grand soir où la fureur des brasiers éteindra
jusqu'aux étoiles) rendre coup pour coup, oeil pour oeil et dent pour
dent.
Mais nos Antilles étriquées n'étaient pas le Brésil et ses Quilombos, où
les marrons ont reconstitué des sociétés mêlant l'essence africaine et
les apports portugais dans une synthèse alternative au système
plantationnaire des colons portugais.
Voir un Article sur le Quilombo de PALMARES(en brésilien)
Nos petites îles pauvres en cachettes et en terres à cultiver
clandestinement n'avaient pas les vastes arrière-pays de Saint-Domingue
ou de la Jamaïque, dont les Blue Mountains ont abrité des groupes pour
ainsi dire constitués en Etat dans l'Etat.
Voir un Article sur les Marrons de la Jamaïque (en Anglais)
"Koupé tèt, brilé kay" était d'ailleurs le cri de guerre de Dessalines
lorsqu'il ordonna l'éradication de la population des colons français,
peu après l'indépendance d'Haïti. C'est à bon compte que l'on
s'approprie l'histoire des autres, même si elle résonne en nous avec des
accents légitimes.
Il faut bien se rendre compte qu'à moins de se payer de mots et de se
réfugier dans des symboles plus fantasmés que réels, l'image que nous
renvoient nos ancêtres ne correspond pas aux canons de l'héroïsme tel
que nous le concevons. Mais est-ce vraiment à regretter ? Il me semble
essentiel, pour répondre à cette question, d'explorer les résistances
qui se sont construites à l'intérieur même du système esclavagiste, et
non pas à sa marge.
Sommes-nous, à travers notre héritage identitaire, les descendants
d'êtres humains qui ont accepté et intégré leur déshumanisation par les
colons, ou au contraire la preuve vivante que cette tentative de
déshumanisation a échoué ?
Le personnage si controversé de l'Oncle Tom, qui passe sa vie en
esclavage et meurt sans jamais manifester de révolte ouverte vis-à-vis
de ses mâitres succesifs mais aide ses compagnons à résister aux mauvais
traitements puis à s'échapper vers le Nord et la liberté, de ce point de
vue, m'interpelle. Ce personnage, vilipendé par la plupart des
Afro-Américains comme l'exemple d'un "collabo" (parce qu'il y a eu des
esclaves collabos, quelque difficultés que nous ayions à l'admettre,
conditionnés par notre prétention à la justification), représente en
fait une attitude plus complexe, et largement majoritaire dans
l'expérience de nos ancêtres confrontés à l'esclavage et aux tentatives
de déshumanisation. Pouvons-nous nous percevoir comme les héritiers de
femmes et d'hommes qui nous ont transmis leur humanité, même quand
celle-ci était niée par les colons ?
Pour répondre à cette question, il nous faut, me semble-t-il explorer
notre culture pour y identifier ces éléments que nous avons reçu en
héritage, qu'il s'agisse d'éléments culturels africains ou d'une culture
de la résistance à l'opression, du "marronage", conçu non comme une
fuite mais comme l'élaboration et la mise en oeuvre de stratégies de
résistance à l'intérieur même d'un système concentrationnaire comme
celui des plantations.
La résistance à l'oppression n'était pas que de fuites et de razzias
nocturnes, mais se vivait chaque jour dans la polysémie du langage, dans
les sabotages, dans les empoisonnements, plus tragiquement dans les
avortements et les suicides.
Héros au moins autant, sinon plus que le Marron rebelle, Romain, pas
marron pour deux sous, joue du tambour en Mai 1848, à la face du Béké
alors que c'est interdit, et est emmené en prison à Saint-Pierre parce
que son propriétaire sait bien qu'il ne peut pas le faire fouetter. Et
ses camarades, esclaves comme lui, pas marrons pour deux sous,
descendent à Saint-Pierre pour prendre sa liberté et la leur de façon
collective, dans une démarche politique d'affirmation et de conquête de
leurs droits, dans un acte de foi qui est tout sauf naïf dans le message
de la République qui renaît.
Bien sûr, la perspective d'une réhabilitation de "l'Oncle Tom" a quelque
chose de révoltant, mesurée à l'aulne des valeurs avec lesquelles nous
faisons nos lectures contemporaines de l'histoire de l'esclavage. Il y a
dans cette révolte comme une peur viscérale, la peut d'un basculement du
socle de cette part de nos valeurs identitaires liées à ce passé
douloureux et quelque part humiliant.
C'est une bonne chose. J'ai en effet tendance voir la peur comme la
conscience émergente d'un enjeu fondamental : Qu'avons-nous à perdre ?
Qu'avons-nous à gagner ?
Quel est l'enjeu des symboles positifs et négatifs que nous articulons
dans notre quête identitaire ? Quelles sont les valeurs qu'ils
véhiculent et comment hiérarchisons-nous ces valeurs ?
- Interrogeons le Nèg Mawon et ses valeurs supposées/fantasmées :
Liberté ? / Indépendance ? (est-à dire autonomie, autarcie ou
marginalité ?) / Violence libératrice (voir les Damnés de la Terre)
Rapport (fantasmé ?) à la Nature ? ...
Interrogeons l'Oncle Tom et ses valeurs supposées/fantasmées :
Soumission ? / Résistance passive ? / Solidarité ? / Non-violence ? /
Résignation ? / Patience ? Fidélité ? ...
Et ces valeurs, d'où viennent-elles ? Qui les a hiérarchisées ?
Ne sommes-nous pas, dans notre quête de "rupture" et d'affirmation de
soi, en train de reproduire peu ou prou les mêmes schémas que ceux qui
président au modèle politique et culturel dominant ? N'y a-t-il pas dans
la pseudo-alternative du Nèg Mawon un échec à penser autrement nos
sociétés que selon les modèles qui ont présidé à l'instauration de
sociétés coloniales dont nous peinons à solder le patrimoine négatif ?
© Bwabrilé, 30 décembre 2004.
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